Bascule

« C’était quand, la dernière fois que j’ai été heureux ? Je veux dire inconsciemment heureux. Bien avant de réaliser l’absence de légèreté, puis de glisser peu à peu dans la conviction d’un état perdu, si lointain que ses contours même ont disparu de l’horizon.

J’ai beau retourner ces dernières années dans mon esprit, la ligne de bascule n’apparaît pas. Ce serait tellement plus simple, binaire en somme : trouver la cause et la supprimer.

Toujours la même rengaine, quand je rentre du boulot. Je dirige mes pensées vers le concret, les problèmes solubles – les commandes à passer, le mail à envoyer, l’engueulade à éviter. Je ne sais jamais quel chemin prend cette petite voix qui réussit à se faufiler par les interstices pour me demander « qu’est-ce qui ne va pas, au juste ? ». La routine ? Le manque de repos – ou de sport, peut-être, il faudrait vraiment que je me remette en forme. Une carence en vitamine ? Le boulot ? Le crédit ? Ma compagne ? Rien de tout ça ? Tout ça à la fois ? Peut-être le manque de surprise. Voilà, c’est ça, je suis un homme qui a besoin de surprises, d’étonnements, de « ooh ! ». Toutes choses qui nécessitent du risque, de l’anticonformisme, de larguer les amarres. Toutes choses qui nécessitent un autre que moi.

Ça va aller. Ça va aller. Je vais rentrer du boulot, me laisser envahir par les besoins des enfants, par Anne qui raconte sa journée, et je vais tapoter la tête du chien. Ça ira mieux, demain. »

11.03.18